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Un sursis pour le Groenland... Vraiment ?

Iceberg sur la côte nord-ouest du Groenland

Bonjour à tous.tes !


Je n’ai pas parlé de la calotte polaire du Groenland depuis juillet dernier, et pourtant, il s’y passe pas mal de choses ! Aussi, après plusieurs virées dans le grand sud (et à Dubaï...), cette pastille est consacrée au Groenland. Chargez les traîneaux, c’est parti.

Déjà, le Groenland, comme l’Antarctique, fond. C’est dit. Voilà. Pas de surprise. Mais par rapport à l’Antarctique de l’Est, pour ce qui est du Groenland, la tendance est ultra nette. D’ailleurs, cette perte de masse (on parle de bilan de masse négatif), on en est d’autant plus certain qu’elle est désormais confirmée par plusieurs méthodes d’observations indépendantes. Et si tout ça, on le sait depuis déjà une dizaine d’années (c’était même déjà spécifié dans le cinquième rapport du GIEC) une étude parue dans le journal Earth System Science Data en avril dernier (Otosaka et al., 2023) a remis à jour toutes ces conclusions.

À ce titre, le graphique le plus parlant est celui-ci :

 

Bilan masse des calottes polaires entre 1992 et 2021 (Otosaka et al., 2023).

 

On y observe justement le changement de masse, en milliards de tonnes (Gigatonne) de l’Antarctique et du Groenland, entre 1992 et 2021. C’est-à-dire qu’on fait la différence entre la masse gagnée (précipitations, transport...) et la masse perdue (fonte, vêlage…). On voit clairement que le Groenland a perdu de la masse, que cette perte de masse s’est accélérée autour de 2003, et encore, autour de 2019. Au total, c’est 5000 Gt qui ont été perdus en 30 ans. Ce qui correspond à contribution à l’augmentation du niveau des mers de 14mm. Ça paraît peu, mais c’est gigantesque. (Au passage, vous pouvez comparer avec la perte de glace en Antarctique, au global (courbe violette) ou discriminée par région (Antarctique de l’Est, Antarctique de l’Ouest, Péninsule – pour rappel, vous avez une carte ici.

Comment observe-t-on le bilan de masse des calottes ?

Je l’ai expliqué brièvement. C’est la différence entre le gain et la perte de glace. Et il existe trois méthodes pour l’estimer. Sans trop rentrer dans les détails, apprenez qu’il s’agit de :
    • l’altimétrie : on mesure par satellite ou par avion l’altitude de la calotte, en envoyant un signal radar ou laser. Par répétition de la mesure, on peut évaluer la variation de l’altitude et donc calculer la variation de masse.
    • la gravimétrie : on mesure par satellite la variation de la force de gravité à chaque fois que les satellites survolent la calotte. La gravité étant reliée à la masse, on peut en déduire la masse.
    • la méthode des flux (ou interférométrie) : on mesure au radar le champ de vitesse de la glace à la surface de la calotte. Combinée à une mesure de l’épaisseur de la glace (ce qui fournit son flux) et l’accumulation de surface, on peut en déduire sa variation de masse.

Tout ça, c’est du détail. Car la véritable conclusion de cet article scientifique, in fine, c’est que ces méthodes sont aujourd’hui réconciliées et, bien qu’indépendantes, elles fournissent des résultats similaires. C’est capital pour justifier de la bonne robustesse des observations.

La preuve est fournie dans la figure ci-dessous :

Réconciliation des différentes mesures de bilan masse des calottes polaires. Adapté de Otosaka et al., 2023.

 

Vous voyez que si on a quelques imprécisions sur l’Antarctique de l’Est, pour ce qui est du Groenland, en particulier, les trois méthodes donnent des valeurs vraiment similaires !

Le Groenland fond. Mais comment ? Et qu’est-ce qui l’attend ?

On sait déjà (ça a été montré par des études paléoclimatiques) qu’il existe des sortes de positions « stables » de la calotte glaciaire du Groenland. Des sortes de situations d’équilibre, pour des conditions climatiques fixées. On sait aussi qu’il peut y avoir des déstabilisations rapides de ces positions d’équilibre si la température franchit certains seuils. J’en ai vaguement parlé dans cette pastille.

Or, comme les températures mondiales augmentent, tout l’enjeu consiste à déterminer à quelles températures se trouvent ces seuils et quelle serait la réponse associée de la calotte. Vu comme le monde se réchauffe et vu comme les gros émetteurs n’en ont rien à fiche, on cherche désormais à savoir s’il est possible de limiter la casse même en dépassant les objectifs fixés à l’accord de Paris (1,5° au-dessus de la moyenne 1850-1900, et bien en dessous de 2°). Même, dans le cas où les 2°C seraient dépassés, alors pendant combien de temps pourrait-on dépasser ce seuil de température (on appelle ça un overshoot) avant de revenir en dessous, tout en évitant que la situation ne devienne incontrôlable ? Retenez ce terme d’overshoot, on le réutilise ci-dessous ! Bref, tout ça, c’est un sacré problème.

Heureusement, il y a quelques semaines, une équipe de recherche s’est attelée à cette question. Leur résultat a été publié récemment dans le magazine Nature (Bochow et al., 2023). Pour mener leur étude, cette équipe a fait appel à deux modèles d’écoulement de glace indépendants (PISM et Yelmo). Grâce à eux, ils ont virtuellement soumis le Groenland à plusieurs niveaux de température, variables en termes d’amplitude et de durée.

Leur papier est assez complexe, mais parmi les nombreux résultats produits, l’un d’eux est assez parlant. Je vais tenter de vous l’indiquer ci-dessous. Je préfère vous prévenir, le graphique a l’air simple, mais il contient beaucoup d’informations ! Quant au paragraphe suivant, il est plutôt charnu… Heureusement, vous pouvez le sauter et passer à la suite, sans conséquence pour votre compréhension !

Graphique pas simple du tout dont l'explication est donnée ci-dessous. Adapté de Bochow et al., 2023.

Trigger Warning, paragraphe charnu ci-dessous :
Selon le modèle PISM, montré sur la figure ci-dessus, si on réchauffe le climat, tant qu’on revient en moins de 100 ans à une température inférieure à 1,5°C (par rapport à 1850-1900), on parvient à limiter les dégâts (ronds bleus foncés). Si au lieu de 100 ans, on met 1000 ans à revenir en arrière, c’est moins bon, mais ça passe encore (ronds bleus clairs). Par contre, si le temps de retour à notre température d’équilibre (quelle qu’elle soit) est compris entre 5000 et 10000 ans (ronds oranges et rouges), quelle que soit l’amplitude de cet overshoot (grands, moyens et petits ronds), alors la perte de glace sera très importante. Charnu, j’avais dit…
Pour l’autre modèle utilisé (non illustré ci-dessus), globalement, c’est pire. On peut observer de grosses pertes de masse même si le temps de retour à l’équilibre est inférieur à 5000 ans.

En somme, ce qu’indique cette étude, c’est que si la température excède entre 1,7°C et 2,3°C au-dessus des niveaux préindustriels, une perte de glace abrupte risque de se produire. Cette perte peut cependant être limitée de façon substantielle, même si l’overshoot dépasse 6°C, à condition que la température redescende à moins de 1,5°C en quelques siècles. Ainsi, même si la calotte est déstabilisée, elle pourrait donc sous certaines conditions retrouver à son état initial. En revanche, la quantité d’eau perdue resterait importante, avec des conséquences potentiellement élevées sur la circulation océanique en Atlantique Nord. Cette valeur de 1,7°C à 2,3°C est à mettre en parallèle avec les engagements des états, qui pour l’instant nous lancent sur une trajectoire de 2,1°C à 2,8°C d’ici 2100…

Parlons enfin du Groenland du Nord.

Pourquoi donc ? Parce qu'il faut bien finir avec quelque chose ! Et parce que son cas est un peu particulier : c’est le seul coin de la calotte où les glaciers forment des plateformes flottantes. Des plateformes bloquées dans des fjords étroits, qui contribuent à retenir (comme un bouchon de glace) l’écoulement des glaciers qui les alimentent : c’est l’effet d’arc-boutement. Celui qu’on connaît très bien en Antarctique.

Et bien, dans une étude récente, une équipe de chercheurs (Millan et al., 2023) vient de montrer que ces plateformes sont justement en mauvaise santé. Depuis 1978, elles ont perdu 35% de leur volume. Trois d’entre elles se sont même complètement effondrées. Tout ça est principalement relié au réchauffement de l’océan arctique, dont l’eau vient fondre les plateformes par en-dessous. Problème : ce faisant, ces plateformes s’amincissent et réduisent l’intensité de cet effet d’arc-boutement.

La figure ci-dessous, directement extraite de l’article, illustre la position et la situation des glaciers en question.

Perte de masse des plateformes flottantes (Millan et al., 2023).

 

Explication : pour chaque glacier, vous pouvez voir en vert leur bassin versant, c’est-à-dire la surface de la calotte que ces glaciers drainent. En teintes de rouge, c’est, pour chacun d’eux, le volume de la plateforme flottante perdu depuis 1978 (si c’est rouge très rouge, c’est que tout a disparu). Enfin, les barres verticales indiquent de quelle manière la plateforme a perdu de la masse : en bleu, c’est la masse perdue par le réchauffement atmosphérique ; en vert, ce qui disparaît par vêlage ; en noir, ce qui disparaît par fonte au contact avec l’océan. En jaune, c’est quand la plateforme a gagné de la masse (quand la ligne d’échouage recule rapidement, ou quand le front de glace avance). Comme annoncé plus haut, on remarque que le rôle de la fonte sous-marine est primordial dans ce processus.

Pour comprendre l’enjeu de cette observation, il faut opérer un petit flashback. En 2002, en Antarctique, on avait déjà observé la désintégration d’une plateforme flottante (le Larsen B) en l’espace de quelques semaines seulement. Dans les années suivantes, les scientifiques avaient noté que les glaciers tributaires (ceux qui alimentaient cette plateforme) avaient augmenté fortement leur débit (Scambos et al., 2004), en réponse à la disparition de cet effet d’arc-boutement. C’est par ce même phénomène qu’on pourrait voir le Groenland du Nord perdre une grande partie de leur masse.

Comme si ce n’était pas suffisant, on sait aussi que les glaciers de cette région reposent sur des socles rocheux de type rétrograde (c’est-à-dire que la profondeur du socle rocheux augmente lorsqu’on remonte vers l’intérieur du glacier). Comme les glaciers de l’Antarctique de l’Ouest, ils sont donc vulnérables aux fameux phénomènes d’instabilité dont j’ai souvent parlé. En d’autres termes, si le glacier commence à reculer, il pourrait continuer à reculer, indépendamment des conditions externes. Vous comprenez donc bien pourquoi ces deux phénomènes (recul initié par la perte de la plateforme + socle rocheux de type rétrogradé) constituent un cocktail explosif ! Or ces glaciers du Groenland du Nord contiennent assez de glace pour augmenter le niveau de la mer de 2,1m.

C’est pourquoi leur surveillance est plus que jamais de mise.

À la prochaine pastille !


Sources :

 

Otosaka, I. N., Shepherd, A., Ivins, E. R., Schlegel, N.-J., Amory, C., van den Broeke, M. R., Horwath, M., Joughin, I., King, M. D., Krinner, G., Nowicki, S., Payne, A. J., Rignot, E., Scambos, T., Simon, K. M., Smith, B. E., Sørensen, L. S., Velicogna, I., Whitehouse, P. L., A, G., Agosta, C., Ahlstrøm, A. P., Blazquez, A., Colgan, W., Engdahl, M. E., Fettweis, X., Forsberg, R., Gallée, H., Gardner, A., Gilbert, L., Gourmelen, N., Groh, A., Gunter, B. C., Harig, C., Helm, V., Khan, S. A., Kittel, C., Konrad, H., Langen, P. L., Lecavalier, B. S., Liang, C.-C., Loomis, B. D., McMillan, M., Melini, D., Mernild, S. H., Mottram, R., Mouginot, J., Nilsson, J., Noël, B., Pattle, M. E., Peltier, W. R., Pie, N., Roca, M., Sasgen, I., Save, H. V., Seo, K.-W., Scheuchl, B., Schrama, E. J. O., Schröder, L., Simonsen, S. B., Slater, T., Spada, G., Sutterley, T. C., Vishwakarma, B. D., van Wessem, J. M., Wiese, D., van der Wal, W., and Wouters, B.: Mass balance of the Greenland and Antarctic ice sheets from 1992 to 2020, Earth Syst. Sci. Data, 15, 1597–1616, https://doi.org/10.5194/essd-15-1597-2023, 2023.

Bochow, N., Poltronieri, A., Robinson, A. et al. Overshooting the critical threshold for the Greenland ice sheet. Nature 622, 528–536 (2023). https://doi.org/10.1038/s41586-023-06503-9

Millan, R., Jager, E., Mouginot, J. et al. Rapid disintegration and weakening of ice shelves in North Greenland. Nat Commun 14, 6914 (2023). https://doi.org/10.1038/s41467-023-42198-2

Scambos, T. A., Bohlander, J. A., Shuman, C. A., & Skvarca, P. (2004). Glacier acceleration and thinning after ice shelf collapse in the Larsen B embayment, Antarctica. Geophysical Research Letters, 31(18).

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